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Causerie

La Chambre a fait, la semaine passée, une incursion en. dehors de la politique à propos du budget des Beaux-Arts ; Incursion trop courte à notre gré. Budget trop minime aussi à notre sens. Car à l'heure présente, la vraie gloire de la France, celle qui sera son honneur dans l'histoire, c'est le rayonnement d'art dont elle illumine le monde. On ne saurait conjecturer l'avenir que les siècles réservent à ce noble et généreux pays dont la devise pourrait être : J'aime, donc je suis. Mais ce qui n'est pas contesté, c'est que la France moderne sera placée par la postérité au même rang que la Grèce antique. Et cette place d’élection, cette maîtrise du Vrai et du Beau, autrement précieuse et utile à l'humanité que les triomphes éphémères ou funestes des conquérants, elle les doit à ses écrivains et à ses artistes.

Or, le budget des Beaux-Arts ne s'élève qu'à huit millions. C'est une misère. Un Médicis à Florence ou un Borghèse à Rome, tous les Mécènes grands seigneurs de la Renaissance italienne donnaient proportionnellement bien davantage, rien qu'aux peintres et aux sculpteurs, sur leurs cassettes particulières. La France ne serait-elle pas assez riche pour payer sa gloire ?

Hélas, tous les Français savent trop par quelle énorme fissure s'échappent les milliards qu'encaisse l'Etat. Primo vivere deinde philosophari. Il faut vivre avant de songer à la philosophie et à l'art. Vivre, c'est-à-dire préparer la Défense nationale pour protéger la patrie aux heures suprêmes et lui rendre l'intégrité de son sol sacré. Voilà pourquoi le budget des artistes est si maigre...

Mais ces huit millions sont en somme assez bien employés. Les ronds-de-cuir de l'administration des Beaux-Arts ont fini par comprendre que le génie et le talent doivent échapper à leur tutelle et à leur direction. L'Empire avait un art officiel. La République a rayé cela de son programme. Ce dont elle s'est préoccupée avant tout, c'est de stimuler et de perfectionner les instincts d'art de la race.

M. Georges Trouillot, un des plus distingués députés de la région lyonnaise, a fort bien expliqué à la Chambre l'oeuvre de la République en faveur de l'enseignement populaire de l'art, enseignement qui n'existait pour ainsi dire pas avant elle. On a créé trois cents écoles d'art décoratif sur tous les points du territoire et les écoles de dessin municipales comptent plus de cent mille élèves. Les notions d'art pénètrent ainsi peu à peu, par l'éducation élémentaire, dans les couches profondes du pays. Et ce n’est pas seulement pour la démocratie un bénéfice d'ordre intellectuel. La France industrielle en tire profit par le cachet et le style qui permettent à ses productions de lutter victorieusement dans la bataille économique.

Nos artisans ont assez de goût naturel pour devenir tous des artistes. C'est le but que se propose la République en affinant par l’enseignement leurs dons innés. Et nous sommes tout à fait avec M. Georges Trouillot quand il réclame pour ce service public si essentiel la place de premier rang qu'il devrait occuper dans le budget général.

Les maîtres-chanteurs qui viennent de comparaître devant le tribunal de la Seine sont aussi des artistes en leur genre. Mais le Conservatoire de cette musique-là se trouve à Mazas. Quel jour étrange jeté sur les dessous de la vie parisienne par ce procès dont le héros à sensation, notre vieille connaissance Portalis, s'est dérobé prudemment aux étreintes du gendarme qui le guettait depuis tant d'années !

A sa suite, et prenant comme modèle ce beau type de brigand de lettres, toute une bande d'écumeurs a joué de la presse comme d'une escopette. On s'embusquait au coin d'un journal comme Cartouche au coin d'un bois. L'article sur la gorge au lieu du pistolet. Et pendant des années Portalis et ses émules ont mené la grande vie, grâce à ce joli métier.

Il faut reconnaître cependant que la plupart des victimes ayant comparu à l'audience ne sont pas beaucoup plus intéressantes que les inculpés. Maîtres-chanteurs et tenanciers de claque-dents, entrepreneurs de scandales privés ou exploiteurs de la ruine publique, cela se vaut. Certains des prévenus ont pu même invoquer comme excuse légitime pour les « tapages » plus ou moins corrects vis-à-vis des Bloch et des Bertrand, le fait d'avoir été au préalable absolument décavés par le râteau de leurs cagnottes.

Ce monde du jeu interlope est immonde. Et il y a à Paris comme en province des centaines de cercles et de casinos où le public vient engouffrer ses économies, au profit d'anciens croupiers enrichis par l'étouffage ou la « philosophie ». Comment laisse-t-on pulluler ces usines de désastres, de déshonneurs et de suicides ? Comment tolère-t-on cette exploitation abominable au profit de telles fripouilles ?

Le jeu, sans doute, est humain et partant éternel. Jamais, malheureusement, on ne le supprimera. Mais qu'on l'utilise au moins au profit de l'assistance sociale. Serait-il impossible de faire pour les cercles ce qu'on a fait pour les courses avec le pari mutuel ? Là au moins le meilleur des bénéfices de la cagnotte est enlevé aux bookmakers pour se transformer en subventions aux hôpitaux et aux sociétés de bienfaisance. On me permettra de croire que les millions ainsi prélevés se font de la sorte pardonner leur origine. En tout cas, ils sont mieux placés dans la poche des pauvres et des souffrants que dans la profonde de Bertrand ou de Bloch — j'allais dire de Robert- Macaire...

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